Par André KASPI professeur à la Sorbonne
Il n’est jamais commode d’évoquer les Etats-Unis. Les changements, voire les bouleversements sont à la fois brutaux et fréquents. La réalité nous échappe, si nous oublions cette observation de bon sens. Elle échappe plus encore, si l’on se laisse bercer par les sirènes de l’antiaméricanisme qui, dans notre beau pays, hurlent de plus en plus fort.
Il n’en reste pas moins que l’immigration massive, qui a repris après l’adoption de la loi de 1965, métamorphose peu à peu la nation américaine. Environ un million de nouveaux-venus chaque année entrent légalement sur le territoire des Etats-Unis. Un demi-million, peut-être moins, peut-être davantage, y pénètrent illégalement et y séjournent dans la clandestinité jusqu’à ce que des mesures législatives régularisent leur situation. Or, les deux-cinquièmes viennent de l’Amérique latine, deux autres cinquièmes d’Asie et du Pacifique. Autant dire qu’à ce rythme, près de la moitié des Américains auront, au milieu du siècle prochain, des origines non européennes. Enrichissement culturel, économique et scientifique pour un pays qui demeure la Terre promise, mais aussi nouvelles orientations, nouvelles sensibilités, nouveaux comportements dont nous ferons bien de prendre conscience.
Certes, nous ne devons pas tout attendre des États-Unis. Leur croissance industrielle, commerciale, agricole en font une superpuissance. Depuis près de dix ans, ils ne cessent pas de montrer au monde, étonné et un peu envieux, une santé éclatante qui crée des emplois et sert de locomotive
pour les autres pays développés. Et pourtant, les inégalités sociales sont fortes. le Welfare State restreint son domaine d’action. La pauvreté ne recule pas, et le spectacle que donnent des quartiers, parfois des villes entières stupéfie et inquiète. En un mot, les États-Unis offrent un exemple. Ils ne sauraient constituer ni un modèle ni un repoussoir.
Enfin, leur rôle dans les affaires internationales mérite réflexion. Oui, ils disposent de moyens d’action qu’aucun autre État ne détient ; ils peuvent agir sur le plan économique, militaire, politique technologique et culturel. Depuis que l’Union soviétique a implosé et sombré, corps et bien, dans les oubliettes de l’histoire, ils n’ont plus de rivaux ou d’adversaires à leur taille. Est-ce à dire que les Américains eux-mêmes souhaitent imposer à la planète tout entière leur domination sans partage ? Je ne le crois pas. Tout en manifestant une attention intermittente aux grandes affaires internationales, ils ne sont pas retombés dans l’isolationnisme des années trente. Mais ils ne veulent pas intervenir partout à tout moment. Ils préfèrent agir là où leurs intérêts sont directement en jeu, si possible à la tête d’une coalition, pour des interventions ponctuelles et limitées dans le temps. Des gendarmes, non. Des shérifs, oui. Voilà une différence capitale.
On voit bien que les États-Unis d’aujourd’hui ne se prêtent pas à une analyse superficielle. Ils ont cessé depuis longtemps d’être une république jeune et innocente. Ils ont acquis cette maturité qui engendre la complexité et laisse subsister, malgré tout, des zones d’ombres et d’incertitudes.