I y a 25 ans naissait à Grrunden en Autriche ce qui allait devenir le Conseil des Associations Européano-Américaines et, ensuite, la Fédération que j’ai l’honneur de présider aujourd’hui:
Six pays – préfiguration du Marché Commun, bien que la composition en soit différente – décidaient de s’unir et surtout d’unir leurs efforts en vue de promouvoir un meilleur esprit de compréhension mutuelle entre l’Europe et les Etats-Unis et aussi de se prêter aide et assistance sur le plan technique dans le domaine des échanges culturels qui étaient de leur ressort. Il s’agissait à l’époque de l’Allemagne Fédérale, de l’Autriche, de la Belgique, de la France, de la Grèce et de la Norvège, ou plus exactement des Associations Nationales bilatérales chargées des relations culturelles entre leurs pays respectifs et les Etats-Unis d’Amérique.
L’année suivante à Londres, en 1951, la Fédération était constituée avec l’adjonction du Danemark, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, du Luxembourg, des Pays-Bas et de la Suisse, au total 12 pays et plus de 20 Associations-Membres, Ensemble impressionnant représentant des dizaines de milliers d’Européens de toutes origines et de toutes opinions, mais tous unis dans une prise de conscience commune des liens de solidarité à renforcer entre l’Europe et les Etats-Unis.
Le Baron Errile Cenon, anobli par le Roi des Belges avant de disparaître prématurément il y a trois ans, en fut le premier Président, suivi par Monsieur Nielsen, le Norvégien et Madame Georges Bidault de 1953 à 1956, puis par Monsieur Frank Darvail, de Londres et, de 1957 à 1965, le Vicomte van Zeeland, ancien Premier Ministre de Belgique. Ce fut Monsieur Van Heurck, ancien Secrétaire Général qui accéda à la présidence en 1965. fonction qu’il remplit avec zèle et compétence jusqu’au mois d’avril dernier.
C’est la décennie des années 50 qui fut apparemment la plus brillante dans les annales de la Fédération puisqu’on y trouve les Congrès d’Oslo, Athènes, Luxembourg, Rome, Vienne et Cannes, auxquels participèrent à des titres divers les plus illustres hommes d’Etat de ce temps. Le mérite en revient assurément à mes prédécesseurs, mais il faut bien dire qu’à cette époque les problèmes qui se posaient entre les deux continents étaient d’un ordre très différent et qu’il s’agissait surtout, sur la lancée de la victoire obtenue en commun sur l’oppression hitlérienne, de célébrer ce souvenir en s’efforçant de perpétuer dans la mémoire des survivants et des générations à venir. A cet égard, l’année 1976, celle de la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance des Etats-Unis à laquelle prendront part tous les pays européens et notre Fédération fournira à ceux qui n’ont pas la mémoire courte l’occasion de s’associer de toutes les manières aux projets nationaux ou bien aux nôtres, pour comemorer comme il convient la naissance de la Liberté de l’autre côté de l’océan
Cependant le temps, ce destructeur qui use toutes choses, souvenirs bons ou mauvais, et qui poursuit inlassablement son érosion sur les mémoires, ne laisse subsister aujourd’hui que l’essentiel : l’amour commun que nous portons les un et les autres à la démocratie et aux valeurs qui constituent le fondement de la civilisation occidentale. Chacun de nos pays d’Europe a suivi sa voie avec ses difficultés, ses problèmes, ses espoirs et ses déceptions et il en fut de même pour l’Amérique dont le chemin fut parfois sensiblement différent du nôtre en raison de la divergence de certains intérêts. A l’intérieur de leur cadre national, les Associations-membres ont elles aussi évolué ; les unes se sont spécialisées dans un genre d’activités qui leur paraissait le plus convenable et d’autres se sont révélées être plus nationales que dotées d’un esprit communautaire.
Lorsque les dirigeants de la Fédération ont bien voulu me faire l’honneur de me porter à la Présidence au début de cette année, il m’est clairement apparu que pour faire oeuvre utile, nous devrions animer notre action à venir d’un esprit nouveau ou, pour être plus explicite, différent, et qu’il nous faudrait apparaître aux yeux de tous comme étant ce que nous sommes : des porte-parole de l’opinion européenne, soucieux de l’accord avec nos Gouvernements nationaux mais non subordonnés à ceux-ci. C’est, je le crois vraiment, le seul grand service que nous puissions rendre tout à la fois à ceux qui sont en charge de nos Nations, et aux peuples dont nous sommes issus, apparaissant ainsi comme l’interlocuteur valable aux yeux de nos amis américains, particulièrement sensibles à cette forme d’expression dans le cadre d’un dialogue constructif.
D’où vient donc que les échanges de vues entre les deux continents se révèlent si souvent infructueux et que, dans certains cas, un véritable mur d’incompréhension se dresse entre nous, rendant particulièrement laborieux les efforts des Gouvernements en vue d’aboutir à des accords, même limités, aussi bien dans le domaine politique que sur le plan économique et financier ?
De ce côté de l’Atlantique, celà semble tenir à la nature des choses de la vie. Malgré leur désir profond de s’unir, les Gouvernements Européens, membres de la Communauté comme ceux d’ailleurs qui n’en font pas partie, doivent faire face aux aspirations légitimes, bien que catégorielles, de ceux qui les ont mandatés, tout en essayant de ne pas perdre de vue l’objectif final à atteindre l’Europe Unie. En présence des difficultés rencontrées pour s’entendre sur l’heure d’été, question concrète certes, mais secondaire si on la compare à tout ce qui reste à faire, il est permis de se demander ce que pourrait devenir une Europe Communautaire comprenant 12 pays ou davantage. Il semble que les difficultés ne pourraient être qu’augmentées.
Celà ne veut pas dire qu’une nouvelle extension ne soit pas souhaitable mais, si l’on veut rester lucide, il faut bien reconnaître que l’instauration d’un paradis européen élargi paraît peu probable dans un avenir prévisible.
De surcroît, la crise économique et financière produit ses effets. Personne ne l’a voulue certes : d’aucuns n’ont pas su la prévoir, ni la prévenir. Elle n’en est pas moins présente, avec son cortège habituel d’appauvrissement et de chômage, qui frappe sans exception ouvriers et paysans, cadres et industriels, savants et éducateurs. L’atmosphère d’insécurité est telle que les pays européens sont conduits à pratiquer à l’usage interne la politique qui leur paraît convenir à la protection immédiate de leurs intérêts, repoussant à plus tard la concrétisation d’une organisation de l’Europe unie, qui dans tous les domaines postule que les mêmes règles et les mêmes décisions soient appliquées uniformément à tous les pays et dans tous les pays. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple majeur, la Grande-Bretagne veut prendre une position séparée de la Communauté Economique Européenne dans la prochaine Conférence Nord-Sud. Il ne s’agit là que d’une simple constatation. Il est à craindre que, pour d’autres problèmes, d’autres partenaires européens agissent de même et qu’il en soit ainsi tant qu’une prise de conscience de l’opinion européenne rie fera pas en sorte que surmontant les difficultés inhérentes à chacun, l’ensemble n’apporte en guise de don sur l’autel de la Communauté, la décision irrévocable de pratiquer une politique commune. Que dire de la situation financière ? Force nous est de constater que, sur ce plan, il serait profondément injuste de blâmer la seule Europe et aussi qu’un nouvel ordre monétaire et économique ne pourra pas naître de concessions unilatérales. En fait, il est indispensable à la pérennité de l’économie occidentale qu’a Washington, comme ailleurs, on fasse un pas en avant car les remèdes ne peuvent être découverts qu’ensemble sous peine de ne l’être jamais.
Nous sommes tous allés à Helsinki pour proclamer à la face du monde notre désir de paix avec l’espoir qu’il en sortirait un monde meilleur au sein duquel toute barrière serait abolie et plus particulièrement celles qui ont freiné depuis des décennies la libre circulation des hommes et des idées, Cela s’est fait, en saisissant l’opportunité d’un moment d’équilibre des relations Est-Ouest. Veillons à l’application correcte des accords intervenus mais ne sous-estimons pas les obstacles qui seront élevés au nom du respect du principe de la souveraineté interne de chacun. Le chemin de la détente est parsemé d’obstacles redoutables.
Mais, en définitive, le péril majeur se résume à voir l’Europe réduite à un rôle de comparse au regard du dialogue entre les deux super puissances. L’abaissement de l’Europe serait assurément un signe redoutable pour l’évolution de l’Univers tout entier au cours du dernier quart de ce siècle. Dans cette perspective précise, notre Délégation doit demeurer vigilante. Elle doit être prête à intervenir avec d’autant plus de force qu’elle n’est, par aucune obligation. gouvernementale ou diplomatique. Je vous invite à être prêts à accomplir celte tâche exaltante entre toutes, difficile mais porteuse sans conteste d’un avenir meilleur pour les générations futures.
Jacques Chaban_Delmas – Ancien premier ministre, président de la FEAO. Journal France Etats-unis Edition nationale de Janvier 1976